Présentation de Bleu (Retour au sorcier)






Cobaltor fut le premier d’une longue lignée à rejoindre ma famille. Son arrivée ne s’est pas faite sans douleur...





C’était par une journée ordinaire où Khan et moi battions la campagne d’un bon pas, traversant les terres limitrophes de celles d’un seigneur dont nous ignorions le nom et dont l’identité ne nous intéressait pas. En effet, les humains étaient un peuple que nous n’aimions pas particulièrement, pour ne pas dire que nous haïssions profondément. Mais comme notre supériorité numérique laissait à désirer – deux contre des milliers, voire des millions – nous esquivions les conflits le plus possible. Etant les uniques survivants d’une espèce décimée par ces êtres bipèdes à la cruauté légendaire, nous conservions en notre sein une rancœur sans limite, mais comme nous voulions tout de même profiter du temps qu’il nous était accordé, nous limitions nos accès de colère à quelques attaques de-ci de-là, sans jamais laisser l’occasion à ces bipèdes de nous retrouver.



La région était montagneuse, de hauts massifs dénudés de végétation s’élevant à des hauteurs vertigineuses, déchirés par des gorges profondes où rugissaient des torrents impétueux, et regorgeant de grottes et autres cavités peu profondes, propices à abriter des vagabonds en quête d’un refuge inaccessible. Nous choisîmes l’une d’entre elles, creusé par l’érosion dans la paroi d’une falaise, hors d’atteinte pour qui ne possédait pas une paire d’ailes. Ce que nous ne savions pas, c’est qu’elle abritait habituellement d’autres locataires, mais qui étaient absents à ce moment là.



- Quelque chose a vécu ici, fit Khan en examinant de vieux ossements de cervidés rongés jusqu’à la moelle, entassé dans un coin de la grotte.



J’acquiesçais en silence, et observais le reste de la caverne qui s’avérait profonde. Au fond, près de la paroi grise, une sorte de couche faite d’herbe sèche, de mousse et de feuilles mortes gisait dans un creux naturel, entouré de rochers polis. Et, trônant au centre, un objet insolite dressé à la verticale avec la base enfouie dans les mousses.



- Khan, regarde ça, fis-je à ma compagne qui inspectait l’autre extrémité de la caverne.



Elle vint me rejoindre, l’air intrigué.



- C’est quoi ce truc ?



Je lui lançai un regard perplexe.



- Ben ma vieille, c’est un œuf de Dragon… !



Elle secoua la tête, ce qui fit voltiger sa crinière argentée, et m’adressa un sourire qui dévoila ses crocs acérés.



- Tu m’excuseras, Frère, mais en ce qui me concerne je n’en ai jamais vu.



En effet, nous étions une espèce vivipare, et bien que nous connaissions les autres types de Dragons, peu d’entre nous avaient déjà eu l’occasion de voir leurs oeufs. Khan s’approcha de l’œuf pour l’examiner de plus près. De forme oblongue, la coquille était d’un bleu veiné de noir, et luisait faiblement. Je fis quelques pas nerveux en fouettant l’air de ma queue.



- A ton avis, où est la mère ? demanda Khan, le nez presque collé sur l’œuf, ce qui m’arracha un sourire.



- Je préfère ne pas le savoir, et on ferait mieux d’aller voir ailleurs si on y est.



Khan leva les yeux au ciel en soupirant, une expression moqueuse étirant ses traits.



- Ne me dis pas que le grand, le valeureux, le courageux Thorsten fait sur sa fourrure en entendant parler d’une mère Dragon ?



- Bien sûr que non ! répliquai-je, vexé. Je pensais seulement qu’il serait judicieux de ne pas se mettre à dos une dragonnelle cinq fois plus grande que nous deux réunis, car vois-tu, je sais bien que nous sommes capables de lui tenir tête, mais j’aimerais aussi et surtout éviter un combat inutile.



Tout à coup, Khan eut la fourrure hérissée le long de l’échine, dressant la queue, prête à frapper, tout en fixant un point derrière moi. Je me retournai d’un bond, crocs dévoilés et griffes sorties, pour me retrouver face à une forme sombre masquant le soleil et plongeant la grotte un bref instant dans l’obscurité. La chose s’avéra être un Dragon, un énorme Dragon aux écailles de saphir, qui vint s’écraser pitoyablement sur la corniche de l’entrée. J’en aurais pleuré de rire si seulement la bête n’avait pas été aussi salement blessée. Khan et moi échangeâmes un regard, ayant la même pensée.



- Tu voulais savoir où se trouve la mère, eh bien, la voici.



La bête souffrait de plaies multiples et profondes, où de nombreux projectiles y étaient restés plantés, et tandis qu’elle se redressait péniblement, sans laisser échapper un seul gémissement de douleur, je vis que l’un de ses membres antérieurs était tranché au niveau du coude ; le moignon sanguinolent laissait entrevoir l’os. D’autres traits mortels s’enfonçaient entre ses côtes, et sa queue formait un angle inhabituel. Visiblement, elle n’entretenait pas de bons rapports avec les humains. L’ennemi de mon ennemi étant mon ami selon un vieil adage, mes craintes s’envolèrent, d’autant plus que cet « ami » n’en avait plus pour longtemps. La dragonnelle nous toisa d’un air furieux, qui bien vite fut balayé par un désespoir teinté de colère.



- Les hommes vont venir, et si vous demeurez ici ils vous abattrons, dit-elle d’une voix rauque.



- Nous pourrions t’aider à les combattre, Sœur à Ecailles, fit Khan posément.



- Ils ont appris à nous craindre, petits que nous sommes, ajoutai-je avec un sourire carnassier.



- Là n’est pas la question. Je sais ce que vous êtes. Je connais la tragédie qui a frappé votre peuple. Ce serait inutile de risquer votre vie pour une cause perdue… Je vais mourir, quelque soit l’issue du combat. Et mon fils avec moi, ajouta-t-elle en regardant tristement en direction de l’œuf.



La dragonnelle avait raison, et sincèrement je n’avais pas envie de me battre. Nous avions fait que ça ces derniers temps. Je jetai un œil par-dessus l’épaule de la bête, et vis deux minuscules points noirs se détacher dans le ciel assombri, puis deux autres, et deux autres encore. Des guerriers à dos de Dragons. Des Dragons esclaves des hommes, depuis leur sortie de l’œuf, jusqu’à ce qu’ils meurent au combat sous la selle de leur cavalier. J’eus un rictus de dégoût. Mieux vaut être mort que vivre privé de liberté.



- Ils arrivent, déclara Khan, ayant elle aussi aperçu la petite escadrille.



- Prenez l’œuf avec vous et fuyez, fit la dragonnelle en s’aplatissant sur le sol, les yeux rivés vers le ciel, puis, sentant que nous hésitions encore, elle tourna sa lourde tête surmontée de cornes d’ivoire et nous dévisagea de son regard d’azur. S’il vous plaît, donnez une chance à mon fils… Ne les laissez pas l’emporter vers une vie de servitude et de souffrance… !



Je tournai les yeux vers Khan, qui me regarda à son tour, l’air tendu. Je sentais la pulsion meurtrière qu’elle éprouvait, cette envie de vengeance dévorante, qui brûlait également en mon sein.



- Plus tard, Khan, plus tard…soufflai-je entre mes dents.



- Vous devez prendre une décision maintenant ! s’exclama la dragonnelle d’un ton pressant et suppliant à la fois.



Je me dirigeai alors vers le fond de la grotte, attrapai délicatement l’œuf dans mes mains griffues, et le serrai avec précaution contre ma poitrine, puis retournai vers ma compagne et la dragonnelle, qui tremblait sous l’effet conjugué de la souffrance, de la colère, et de la terreur. A présent, les Dragons se détachaient nettement du ciel indigo, et les lames acérées des guerriers sur leur dos renvoyaient des éclats assassins.



- Quel nom devrons nous lui donner ? demandai-je tandis que je sentais une chaleur diffuse à travers la coquille de l’œuf me réchauffer la poitrine.



Une vague de soulagement put se lire sur les traits de la bête, qui m’adressa un signe de tête reconnaissant.



- Cobaltor. Son père s’appelait Elbreth, et mon nom est Likhà. Qu’au moins il puisse connaître le nom de ses parents, à défaut de les avoir encore près de lui…



Un rugissement terrifiant retentit dans les airs, et les montagnes environnantes se renvoyèrent l’écho.



- Partez maintenant ! ordonna Likhà. Dirigez vous vers l’Est. Loin, très loin d’ici, se trouve un royaume dont on dit que Dragons et humains vivent en harmonie. Le voyage sera long, mais puissiez-vous avoir la chance d’y parvenir…



Partir et laisser la dragonnelle se faire massacrer ne faisait fondamentalement pas partie de mes principes, mais rester et faire face aux six Dragons accompagnés de leurs cavaliers n’était certainement pas une preuve de sagesse. Nous étions vaillants, Khan et moi, capable d’affronter chacun un Dragon cinq fois plus gros que nous, mais là, nous n’aurions eu aucune chance de nous en tirer.



C’est avec un terrible sentiment de lâcheté que je m’élançai avec Khan dans les airs, filant au ras des parois de la montagne pour nous dissimuler dans l’ombre et échapper aux tueurs qui venaient achever leur sale besogne.



Un cri affreux déchira le silence du crépuscule, et dans mes bras je sentis l’œuf frémir, palpiter un instant, avant de redevenir inerte. Il avait senti la mort frapper sa mère.



Plus tard, après avoir parcouru de nombreux miles et laissé loin derrière nous une scène de carnage innommable, nous élûmes domicile dans une clairière au cœur d’une forêt dense, plongée dans la nuit noire. La lune était absente, et les étoiles semblaient ternes et sans vie. Khan s’était lovée contre moi, et je tenais toujours dans mes bras l’œuf, dont le bleu paraissait noir. Il se mit soudainement à trembler, et je le posai sur l’herbe, puis observai la suite des évènements.



La coquille se fendit sur le côté, un liquide visqueux s’échappa par la fente, et un coup porté de l’intérieur fit basculer l’œuf qui roula sur quelques centimètres avant de s’immobiliser, frémissant. D’autres fissures apparurent sur l’enveloppe rigide et cette dernière se rompit en deux, laissant apparaître une petite boule d’écailles enduite d’une substance jaunâtre.



Khan s’était redressée, et avait assisté à la naissance du dragonnet. Elle se leva, attrapa délicatement le petit être encore tout frissonnant et se mit à le lécher avec application, et je la regardai faire d’un air dégoûté.



- Laisse tomber, ‘Sten. C’est un truc de mère, me dit-elle avec amusement.



- Tu n’es pas sa mère, hein.



- Elle est morte, il faut bien que quelqu’un la remplace.



Le dragonnet semblait apprécier cette marque d’attention, et il se blottit contre ma compagne, qui le couvrit de son aile. J’eus un rictus moqueur.



- Toi qui ne voulais pas entendre parler de gosses, te voilà à jouer la mère poule. C’est mignon.



- Tais toi, petit Frère. Je tiens à te rappeler que tu t’es porté aussi volontaire pour t’occuper de ce dragonnet.



Je grimaçai, puis poussai un soupir.



- Tu as raison. J’espère que je ne serais pas un trop mauvais père.



Khan esquissa un sourire, qui dévoila ses canines effilées. Je souris à mon tour, et baissai les yeux sur le petit qui s’était endormi.



- Cobaltor… Je ne peux pas te promettre d’être à la hauteur de ton père, mais il y a une chose dont je peux te faire le serment : je te protégerais quoiqu’il arrive. Et nous vengerons tes parents.



Le dragonnet ouvrit alors les yeux et posa son regard sur moi. Un regard innocent, et pourtant brillait déjà au fond de ses prunelles une lueur de défi.



...